On peut sortir une fille de la politique. Mais la politique d’une fille ? Retraite pas retraite, la première chose que fait Pauline Marois au petit matin, avant même de mettre l’orteil hors du lit, c’est de s’emparer de sa tablette pour lire la « rétro » de l’Assemblée nationale – un résumé des manchettes de l’heure envoyé aux députés. « Mon mari a beau me dire de lâcher ça, je continue de me tenir au courant, admet-elle avec un petit rire coupable. Sauf que je n’ai pas à sortir après pour dénoncer, accorder des entrevues, être à l’avant-scène… C’est formidable de jouer au gérant d’estrade dans son salon ! »
Bon, d’accord. Ce n’est pas toujours si formidable que ça. Après tout, si le Parti québécois n’avait pas pris la plus grosse raclée de son histoire à l’élection du 7 avril 2014, forçant sa démission, c’est elle qui serait calife à la place du calife. « Il y a des matins où je me lève en sacrant… Je suis certaine que j’aurais mieux fait que Philippe Couillard. Certaine ! Alors oui, des fois, il y a une pointe d’amertume. Mais ça passe. Ça passe. J’ai décidé de ne pas regretter. »
L’allure est impeccable : tailleur bleu, multiples bijoux assortis, mise en plis proprette, maquillage soigné. Les manières sont affables, rompues à l’exercice de la représentation. Le ton est maîtrisé ; la carapace, solidement fixée.
Le matin de notre rencontre, dans une salle de conférence sans faste de son bureau de la rue Saint-Jacques, à Montréal, cela fait un an pile-poil qu’elle a foulé pour la dernière fois le sol de l’Assemblée nationale à titre de politicienne active. Les premiers mois suivant la défaite ont été peuplés de nuits à se flageller : « Aïe ! je les ai menés là… Je les ai menés là… »
Longue route
Ça va beaucoup mieux maintenant, s’empresse-t-elle d’ajouter. Ses petits-enfants égaient son quotidien. Elle voyage, lit beaucoup, zieute sa boîte de crayons de couleur Caran d’Ache. « J’étais bonne en arts au collège. Mais pour l’instant, ça me demande trop d’énergie. Je me contente de mon livre à colorier antistress ! »
Après 35 ans à se décarcasser dans une douzaine de ministères jusqu’au plus haut poste, Pauline l’increvable goûte au plaisir de n’avoir rien à l’agenda. Elle refuse presque toutes les demandes d’entrevue pour cause d’« overdose de controverses ».
Mais parler d’échec, elle veut bien. D’abord pour dire aux femmes que ce n’est pas la fin des haricots. Au fil de sa carrière, elle en a trop vu tourner le dos à des occasions professionnelles parce qu’elles craignaient de faire des erreurs. Une réaction que son ex-collègue Louise Harel qualifie de « syndrome de la première de classe ».
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On lui a aussi servi d’innombrables « pas sûr que j’ai les compétences pour ce travail ». Une réaction qu’elle comprend fort bien : elle n’exsude pas l’assurance, elle non plus. En fait, elle a déjà eu si peur d’accepter des responsabilités qu’elle en a perdu ses cheveux, dans les années 1990. « Sans trop donner de détails, celui qui était alors mon premier ministre m’a demandé de prendre les rênes d’un nouveau ministère. C’était bien embêtant de dire non. Mais j’étais terrorisée. Je pensais que je ne serais jamais capable. »
Elle a quand même foncé dans le tas, apprivoisant le vertige, souvent portée par la confiance des autres. Et, sans en avoir l’air, comme dans ces films où l’on suit l’ascension de héros partis de rien, cette fille de mécanicien élevée dans une famille modeste près de Lévis est devenue la première femme au pays à se lancer dans la course au leadership d’un parti officiel en 1985, en même temps que la députée péquiste Francine Lalonde. La première aussi à devenir chef d’un parti politique au Québec, en 2007. Et la première à diriger la province, de 2012 à 2014.
Une aventure grisante, palpitante, édifiante. Et douloureuse, aussi. « Pour les femmes au pouvoir, le moindre faux pas est grossi démesurément. On pardonne au gouvernement de Philippe Couillard bien des choses pour lesquelles on aurait exigé ma démission sur-le-champ. C’est une forme de machisme subtile. »
Entre doute et humilité
Deux revers l’ont particulièrement heurtée. D’abord, le claquage de porte en 2011 de plusieurs de ses députés, dont Pierre Curzi, Louise Beaudoin et Lisette Lapointe. Elle était alors chef de l’opposition officielle. Les démissionnaires lui reprochaient son leadership trop autoritaire, entre autres par rapport à l’amphithéâtre de Québec, et sa stratégie jugée mollassonne envers l’indépendance. « Je m’en suis beaucoup voulu de n’avoir pas su les retenir. » À l’époque, le climat était si pourri au sein du caucus que des collègues qu’elle ne nomme pas, « par charité chrétienne », grenouillaient pour l’expulser de ses fonctions. Mais elle s’est accrochée au gouvernail, récoltant au passage le fameux surnom de « dame de béton ».
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Perdre la course à la chefferie du PQ en 2005 lui a aussi porté un grand coup. C’est André Boisclair qui avait arraché la victoire. Un politicien « avec énormément de talents », insiste-t-elle. Mais pas assez aguerri. Tandis qu’elle avait de l’expérience à revendre. « Je me suis sentie personnellement visée. Je me présentais comme chef. C’est moi qu’on évaluait : pas les politiques, pas mon équipe, mais mon leadership. Et les membres avaient décidé qu’ils ne me voulaient pas. »
Avec le temps, elle a compris que la réussite ne dépend pas toujours de la performance. Après tout, un tas de circonstances peuvent influencer le cours d’un destin. Reste que les grandes analyses rationnelles sont difficiles à faire quand on vient de piquer du nez. « C’est là que le soutien de nos proches prend toute son importance, car leur regard est souvent plus pragmatique. Je me suis beaucoup appuyée sur eux pour départager ce qui était de ma faute de ce qui ne l’était pas. »
En effet, à l’instar de bien des femmes, l’ex-première ministre a tendance à penser qu’elle seule est en cause quand ça va mal. Et à vanter son équipe quand les affaires roulent. « J’ai toujours dit que je n’avais pas beaucoup de talents, sauf celui de réunir des gens compétents. Ça faisait sauter ma sœur au plafond ! »
Son amie et ex-chef de cabinet Nicole Stafford lui a aussi souvent remis les yeux en face des trous. C’est en bonne partie grâce à elle que Pauline Marois est restée en politique. « Quand des députés m’ont tourné le dos, en 2011, elle m’a dit : “Écoute bien : si tu t’en vas, ils vont faire la même chose au prochain chef. Tu n’es pas aimée de la population ? À une certaine époque, Jacques Parizeau ne l’était pas non plus ! Tu connais tous les dossiers du gouvernement sur le bout des doigts. Il n’y en a pas un qui t’arrive à la cheville !” »
Pauline Marois croit tout de même que le doute et l’humilité ont leur place dans le carquois d’un leader. « Mais ça, la culture politique n’est pas encore prête à l’accepter. C’est dommage, parce qu’il me semble que se remettre en question est un signe de sagesse. Et quand on s’aperçoit qu’on a pris une mauvaise décision, il faut le dire. »
Elle cite en exemple la taxe santé mise en place par le gouvernement de Jean Charest, qu’elle avait promis d’abolir si son parti était porté au pouvoir aux élections du 4 septembre 2012. Sauf que, une fois élu, le PQ a été incapable de financer cet engagement. Hauts cris de la population. « On aurait dû admettre en mots clairs qu’on avait mal fait nos calculs. » La stratégie choquait toutefois ses collègues, qui trouvaient qu’étaler ses fautes compromettait la confiance des citoyens. « Finalement, je pense qu’ils sont encore plus indignés quand nous ne reconnaissons pas nos torts. »
Un héritage pour les femmes
Avoir plus de femmes au pouvoir changera peut-être le ton et l’approche, espère-t-elle. Sauf qu’il y a loin de la coupe aux lèvres : la proportion de ministres féminins a baissé de 15 % depuis l’élection du gouvernement de Philippe Couillard. Et rien n’indique, dans le paysage politique actuel, qu’on entendra à nouveau « Madame la Première Ministre » avant longtemps.
« Au fond, ce qui m’a hantée après la défaite de 2014, c’est le sentiment de n’avoir pas comblé les espoirs de toutes celles qui se réjouissaient qu’une femme fracasse enfin le plafond de verre. » Sa voix se brise. Elle fait une pause, décontenancée par le flot d’émotions qui la submerge tout à coup. « Pour la première fois, il y avait une première ministre au Québec. Et elle n’est pas capable de rester plus qu’un an et demi ! Pour celles qui croyaient en moi, c’était décevant. J’aurais voulu aller au bout de mes projets, servir de modèle… »
Les larmes roulent sur ses joues. Elle s’excuse en se hâtant d’essuyer son mascara qui fuit, visiblement contrariée de s’être laissée aller à ces débordements. « Je ne braille pas souvent ! Mais là, c’est remonté à la surface. Rassurez-vous, la cicatrice se referme un peu plus chaque jour. »
Pour se consoler, elle songe parfois aux projets qu’elle a portés à bout de bras et qui, elle l’espère, lui survivront longtemps. En particulier la très enviée politique familiale québécoise, qu’elle a entièrement tricotée : le congé parental, la maternelle à temps plein, le réseau de garderies à prix modique. « De temps en temps, des femmes m’accostent pour me dire que, si elles sont aujourd’hui à la fois des mères et des professionnelles accomplies, c’est à cause de tout ça. C’est ma paye. »
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Et puis, ses déboires n’effaceront jamais le souvenir extraordinaire de se réunir avec ses collègues pour trouver des solutions aux grands enjeux de notre époque – l’électrification des transports, l’école gratuite, le vieillissement de la population, l’aide médicale à mourir… « Je relisais dernièrement un passage de la biographie de Jacques Parizeau, où l’auteur, Pierre Duchesne, écrit que, parfois, un seul homme peut changer le cours des choses. Je ne prétends pas y être arrivée seule, mais je pense aussi avoir un peu transformé la société. J’en retire une satisfaction profonde. »
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