« Ici, au Québec, quand on dit : “Oh, une carrière internationale !”, on pense à la France. Mais c’est pas juste ça. International, c’est le monde. C’est être connu en Inde, en Corée… Comme Michael Jackson ! Pourquoi les Américains le font et pas nous ? »
Installée devant une corde à linge d’où pend une carte géographique, Mitsou Gélinas, 18 ans, bustier extravagant façon marquise de Pompadour, bouche charnue et cheveux crêpés, expose ses visées expansionnistes à un journaliste télé intrigué par la fulgurante ascension de la pop star. À la fin des années 1980, le showbiz québécois n’a encore jamais vu pareille bibitte, aussi folichonne et décomplexée que Madonna. Et pas moins ambitieuse.
« J’avais la folie des grandeurs, comme mon grand-père, le dramaturge Gratien Gélinas », soupire Mitsou. Assise en indien sur un divan, ses jambes musclées moulées dans un jean bleu, celle qui, à 45 ans, ne se définit « plus du tout » comme une chanteuse réfléchit aux parallèles entre son destin et celui de son aïeul. « Lui aussi rêvait de percer aux États-Unis. Il a présenté sa pièce Tit-Coq une fois sur Broadway, à New York, mais les critiques n’ont pas aimé. »
L’affaire semblait pourtant dans le sac. En 1990, la jeune artiste avait un appartement à Los Angeles, suivait des cours de chant avec le prof de Michael Jackson et frayait avec les producteurs de Whitney Houston et de David Bowie. Une version de Bye bye mon cowboy remixée par Shep Pettibone, collaborateur de Madonna, s’était hissée dans le Billboard – un exploit pour une chanson en français –, et la vidéo de Dis-moi, dis-moi était en tête du palmarès d’une chaîne de musique américaine. Si bien que Hollywood Records avait décidé d’investir 500 000 $ dans un album à sortir aux États-Unis. « Franchement, c’était big », résume Mitsou.
Mais voilà : la maison de disques s’est retrouvée dans le rouge et des dizaines d’albums ont été mis sur la tablette. Dont celui de Mitsou. Elle n’en avait pas les droits ; il n’est jamais sorti. « Pendant 10 ans, j’ai été incapable de l’écouter sans pleurer. Quand je courais et qu’une des chansons jouait sur mon iPod, j’étais forcée de m’arrêter tellement j’avais mal. »
L’artiste est rentrée au pays, penaude. Et les années suivantes ont été « un long détour dans la gravelle ». Ses mélodies guillerettes et ses toilettes exubérantes juraient de plus en plus dans le décor grunge planté par Nirvana, Soundgarden et compagnie. « Quand tu enregistres un disque de Noël et que tu deviens porte-parole des monster trucks à Drummondville, on peut dire que ça va mal. »
Elle rit. N’empêche, ce n’était pas drôle. À 25 ans, elle devait 25 000 $, n’avait rien dans le garde-manger et pas le moindre projet à l’horizon. « Ma grand-mère me demandait si je vivais de l’aide sociale ! » C’est sans compter la presse qui se régalait de ses déboires. Déjà qu’à ses débuts Pierre Bourgault l’avait comparée, dans sa chronique du Journal de Montréal, à un chewing-gum rose qu’on jetterait dès qu’il aurait perdu sa saveur…
Mitsou ne raconte pas cet épisode pour qu’on la plaigne. Elle insiste : « J’espère juste que plus de femmes oseront parler de leurs erreurs publiquement. On veut tellement être parfaites ! Tandis que les gars apprennent tôt à se casser la gueule, entre autres à travers les sports. Ils comprennent que ce n’est pas la fin du monde. »
Car il y a des recommencements. Le sien s’appelle Groupe Dazmo, une boîte montréalaise qui loue de l’équipement de cinéma et réalise des trames sonores (la musique des émissions Les Parent et La galère, par exemple, c’est eux). Une affaire fondée en 1997 avec l’amour de sa vie, Iohann Martin, grâce aux 12 000 $ -empruntés à SAJE, un organisme soutenant les nouveaux entrepreneurs. « Le directeur nous répétait qu’on allait défoncer les portes… On se réveillait quand même en sueur, la nuit, rongés par le doute ! »
Dazmo emploie aujourd’hui 110 personnes et décroche des contrats jusqu’aux États-Unis. Mitsou m’en fait faire le tour avec enthousiasme – salles de montage, entrepôt de caméras, studios d’enregistrement. Elle s’y investit encore, même si elle a réintégré la vie publique – elle coanime le show du midi à la station de radio Rythme FM –, en plus de réaliser des entrevues à l’émission Dis-moi sur la chaîne télé MOI&cie.
« Je suis devenue une communicatrice, un rôle dans lequel je développe ma créativité et qui me fait évoluer. » Sa passion pour la musique ne l’a jamais quittée… Mais Mitsou la vit autrement. « Je suis comme une femme qui a choisi le célibat après avoir vécu trop de peines d’amour. Mes plus grands chagrins sont mes disques qui n’ont pas marché. Les critiques me viraient à l’envers. »
Il lui a fallu des années pour recoller les morceaux de son ego en miettes. Les échecs ont eu un impact profond sur sa personnalité. « Comment dire ? » Elle fait une pause, inspire bruyamment, baisse les yeux. « J’avais l’impression que tout ce que je touchais se transformait en fiasco. Même les réservations au resto, je les faisais au nom de mon chum parce que j’étais convaincue que le mien portait malheur. Que mon étoile avait pâli à jamais. »
Elle a entrepris une thérapie qu’elle poursuit toujours, lu des livres de croissance personnelle où elle a puisé une certaine paix intérieure. Bien que le discours des gourous lui paraisse dangereux : « On nous répète : “Allez-y, continuez, ça va finir par marcher ! Regardez tel entrepreneur ou tel athlète, il a essuyé des revers avant de réussir.” Sauf que pour ces quelques-uns qui sont devenus des têtes d’affiche, combien ont persévéré en vain ? »
De sa déconfiture, Mitsou a appris l’art de s’ajuster à la réalité. « Oui, c’est moins glamour de se battre dans l’ombre pour monter une entreprise que d’être chanteuse. Mais il ne faut pas laisser un titre nous définir par orgueil. »
Son rêve de vedettariat planétaire s’est transformé en objectifs plus atteignables, et c’est tant mieux : « Si je m’étais accrochée et que j’étais restée aux États-Unis, je n’aurais pas connu Iohann. Et je n’aurais pas eu mes filles. Réussir sa vie de famille, ça compte beaucoup aussi. »
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