Ce que je fais dans la vie
En poste à Beyrouth depuis 2013, j’effectue des reportages au Moyen-Orient, principalement pour la télé, mais aussi pour la radio et le site web de Radio‑Canada. Je vais à la rencontre de réalités qui dépassent tout ce qu’on peut imaginer ici, pour ensuite les raconter à des personnes qui me ressemblent, avec qui je partage des expériences communes.
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Je pratique ce métier parce que…
J’ai toujours aimé me placer dans des situations où je n’ai pas de repères. Depuis l’enfance, j’éprouve le désir de découvrir ce que je ne connais pas. Pourtant, j’ai grandi à Québec, une ville à l’époque assez homogène, au sein d’une famille qui voyageait peu… Observer et sentir par moi-même ce qui se passe sur les lieux d’un événement me stimule au plus haut point.
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Pour faire ce job, ça prend…
De l’entêtement ! Il faut aimer passer outre aux interdits — un gouvernement qui nous refuse un visa, par exemple, ou une zone déclarée inaccessible… J’accepte difficilement qu’on me dise non : je cherche toujours une manière de parvenir à mes fins. Et puis, on doit pouvoir être fonctionnel, en toutes circonstances. Bien sûr, j’ai des appréhensions chaque fois que je pars en reportage. Le Moyen-Orient est une région qui grouille d’événements — une catastrophe n’attend pas l’autre. Mais je n’ai pas la trouille. Je me concentre sur la tâche à accomplir.
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À quoi ressemble mon quotidien
Quand je couvre un conflit, mes journées sont trois fois plus longues qu’en temps normal et je dors à peine deux heures par nuit. Comme il y a un décalage horaire entre Beyrouth et Montréal, je profite de la journée pour procéder à ma collecte d’informations. Le soir, au moment où les travailleurs entament leur journée au Québec, j’écris le reportage, puis c’est le montage et les interventions sur les différentes plateformes de Radio-Canada. C’est une course contre la montre très exigeante. Je trouve ça plutôt grisant !
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Ma soupape
Je m’occupe de mes chats de Bengal, dont le nombre restera confidentiel. [Rires] Ils exigent une attention qui m’oblige à m’éloigner du boulot, ce qui est salutaire, puisque mon bureau est installé dans mon appartement. Mes félins se moquent bien de ce que j’ai à faire : s’ils ont envie de marcher sur le clavier pendant que j’écris un texte, c’est tant pis pour le mot juste que je venais de trouver ! Aussi, j’ai le grand avantage de travailler avec mon conjoint, le caméraman Sylvain Castonguay. Il n’y a pas de décalage entre nos réalités, nous vivons la même chose. Alors, nous « ventilons » ensemble naturellement, et c’est thérapeutique.
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Un défi que j’ai dû relever
Passer devant la caméra, après des années à œuvrer comme recherchiste, puis comme réalisatrice. J’ai dû me faire violence tant ça m’intimidait. J’étais à l’aise dans l’ombre. Participer à un produit destiné au public sans en être le visage, la représentante, je trouvais ça confortable. Mais j’ai réussi à dompter la bête au bout d’une année douloureuse. Aujourd’hui, je me demande même de quoi j’avais peur ! Il faut dire qu’en période de crise, l’ampleur de l’événement et l’importance de le rapporter font oublier ses propres bibittes ; on arrête de se regarder le nombril.
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Je suis impressionnée…
Par la capacité des gens à poursuivre une tentative de vie normale dans des conditions terribles. Malgré les bombes, les enfants continuent à jouer dans la rue, le petit vendeur de légumes reçoit ses tomates, je ne sais comment… Le quotidien reste possible pendant très longtemps. Ça dit beaucoup de la force de l’être humain, de sa résilience.
Des personnes qui m’inspirent
Les collègues avec qui j’ai travaillé à l’époque où j’étais réalisatrice — Christine St-Pierre, Céline Galipeau, Alexandra Szacka, Julie Miville-Dechêne… Ce sont des acharnées, des battantes qui prennent leur travail très au sérieux, et qui en ont bavé comme femmes dans un monde d’hommes. Encore plus que nous aujourd’hui. D’elles, j’ai appris la rigueur et la discipline.
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J’ai la qualité…
De savoir écouter, et je prends le temps de le faire. Je ne pourrais pas débarquer dans un quartier juste pour récolter un clip de 30 secondes, j’aurais l’impression de me servir de la misère d’une population. Il m’importe d’essayer de comprendre sans juger la réalité de ces gens. Ce sont les premières victimes de la montée actuelle de l’extrémisme et ils ont besoin d’exprimer leurs souffrances. C’est déchirant, parce qu’ils ont des attentes qu’on ne peut pas vraiment satisfaire. Ils espèrent souvent qu’on pourra les aider… Les écouter, c’est bien peu de chose, mais je leur donne au moins ça.
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J’ai de la difficulté…
À m’organiser dans la vie de tous les jours. C’est un peu le fouillis : j’oublie de mettre de l’essence, de prendre rendez-vous chez le coiffeur… Ça fait que je suis toujours à la dernière minute. En somme, ça crée des stress qui ne sont pas nécessaires !
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Mon style
Utilitaire chic. J’adore la guenille, les tissus luxueux… En reportage, mon kit de base consiste en un t-shirt à col rond ou une chemise à manches longues sous un gilet pare-balles, si nécessaire. Je porte aussi mes bottes Dr. Martens, la même paire depuis 20 ans. Elles sont indestructibles ! Sinon, quand je suis en ondes, j’aime me vêtir de vestes sobres, sans col – j’apprécie particu-lièrement la marque française IRO.
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J’ai un faible…
Pour les robes. J’en achète plein. Sauf que j’ai très peu d’occasions de les porter.
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Mon accessoire fétiche
Ma brosse à dents à pile — je ne peux pas m’en passer ! C’est ma petite obsession. Ça, et une marque de dentifrice que je ne nommerai pas pour éviter de lui faire de la publicité gratuite. Je l’importe du Canada au Liban.
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Être une femme correspondante…
D’abord, ça fait en sorte qu’on nous parle beaucoup de ça ! Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je le vois comme un avantage, surtout au Moyen-Orient. Dans les cultures ultraconservatrices, les femmes ne se confient pas aux hommes, alors qu’à moi, elles ouvrent leur porte. J’ai donc pu effectuer des reportages qu’un collègue masculin n’aurait pu réaliser. Quant aux hommes, je pense qu’ils me perçoivent d’abord comme une journaliste, donc un être un peu asexué…
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Une leçon que j’ai apprise
On ne peut pas faire l’unanimité auprès des patrons et des collègues, et ce n’est pas grave. Quand je l’ai enfin compris — c’est relativement récent, d’ailleurs —, ç’a été libérateur. Ça permet d’accepter qui l’on est. Or, dans ce métier, plus on est soi-même, mieux les choses se passent. On ne se détache jamais complètement du regard des autres, mais il faut se faire confiance, et apprendre à distinguer les commentaires constructifs des mauvais conseils.
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Un livre qui m’a marquée
La collection des reportages du journaliste Albert Londres, que j’ai lue quand j’avais 16 ou 17 ans. Autant le personnage que ses articles m’ont influencée — d’ailleurs, à la base, je rêvais de devenir journaliste à l’écrit comme lui, la télé ne figurant pas du tout dans mes plans. Albert Londres était du genre à faire tomber les interdits : il a exploré des univers cachés, comme les prisons. Et puis, il avait un petit côté bum qui me plaisait bien : il pouvait disparaître pendant des mois avant de revenir avec un reportage, alors que ses patrons s’inquiétaient de son sort en France.
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